Théâtre et phrase complexe

Publié le par leprofesseur

 
 

Vous qui faites profession de parler, professeurs, acteurs, avocats, toutes sortes de rhéteurs, vous dont le métier quotidien passe par le chant, qui devez porter votre voix hors du corps pour en remplir un espace jusqu’au mur du fond et qui avez à soulever une colonne d’air vibrante au-dessus de la gorge comme un tourbillon de feu, sonorités intenses et inflexions exquises, sachez que tout vient de l’assise, de l’assiette, de la tenue à terre, de la sustentation, de la prise animale du sol par la plante des pieds, de l’accrochage solide à de longues racines par les orteils, que je ne sais quelle source brûlante vient de je ne sais quel courant chthonien et que tout monte le long des colonnes musculaires des jambes, des cuisses, des fesses et de l’abdomen, que cette voix qui crie ou qui dit, qui signifie, doit son inspiration profonde à cette fondation, et que vous ressemblez ce jour, ce soir ou cette nuit à l’antique Pythie qui ne pouvait dire ou signifier qu’au-dessus des vapeurs émanées du centre de la terre, vous pouvez les capter avec les membres inférieurs : la voix vole si les ailes du verbe vous poussent aux chevilles ; vous reconnaîtrez que vous pouvez parler, chanter, incarner le verbe dans votre corps au bonheur des genoux et des métatarses. La musique, le sens, comme l’extase sont issus de ces ressorts. La voix volante vient de la terre, par le corps-volcan. L’âme vente de plain-pied.


Michel Serres Les Cinq Sens p.350

Publié dans René Char

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